Entretien avec Jeanne Friot : Mode genderless et militante

À la Caserne, incubateur de mode responsable du 10ème arrondissement parisien, Jeanne Friot crée une mode impactante.

Fondatrice de sa marque éponyme, elle joue des codes classiques de la mode depuis 2020 et ne laisse personne indifférent. Depuis la précédente Paris Fashion Week Printemps-Eté 2024, Jeanne vit une vie de jeune créatrice à 100 à l’heure. Il faut dire que la jeune designer en a fait du chemin dans l’industrie artistique, diplômée de l’école Duperré ainsi que de l’Institut Français de la Mode, elle a multiplié les expériences chez les créateurs avant de sauter le pas et de se lancer en solo. Passée par A.P.C ou encore Balenciaga, Jeanne Friot a fait ses armes chez les plus grands. Native de Paris, elle s’est fait un nom depuis la création de sa marque dans la scène mode émergente française. En juin dernier, il fallait être au Palais de Tokyo pour voir la créatrice y présenter son défilé « Sirens », une salle comblée d’intéressés. Pour sa collection, elle s’était inspirée du conte La Petite Sirène, de Hans Christian Andersen (1837),  en s’intéressant à l’histoire originale et en y injectant son ADN qui fait bouger les lignes. Une histoire de genre, d’identité et de sexualité, que Jeanne Friot raconte avec brio tout en faisant passer des messages importants.

Pour toi, Jeanne Friot est un moyen de t’exprimer de manière politique, est-ce que c’est ce qui te démarque des autres créateurs ?

Parler de notre communauté, parler de la place des femmes dans la mode et parler de pas mal de choses autour du genre, je pense que l’on est peut être les seuls aujourd’hui à vraiment porter une voix.

C’est difficile, dans notre société, de parvenir à se détacher des codes du masculin et du féminin dans la mode ?


C’est pour ça que j’ai fait cette marque là. Il y a une différence entre ce que je perçois et la société, pour moi c’est un monde idéal dans lequel on n’est plus dans la binarité. Après, ce n’est pas la réalité de la société aujourd’hui, mais celle d’une certaine partie de la population. Il y a encore des choses à déconstruire et du travail à faire.


À chaque collection son message, comment tes idées et inspirations influencent-elles ton processus créatif ?
 

Les thèmes de chaque collection nous font créer les thèmes qui vont arriver sur les shows. Le renouvellement des thèmes fait changer les choses, le processus créatif reste le même. 


Tu utilises des tissus upcyclés pour tes collections. Est-ce que le choix des tissus inspire tes pièces ou est-ce que tu choisis les tissus en fonction de tes idées ?

C’est un dialogue entre les deux. Il n’y a pas une manière de fonctionner, chez nous c’est assez organique. Parfois on a une pièce en structure autour du corps et on va choisir le tissu parce que l’on a envie de quelque chose qui soit lumineux ou voluptueux, plus léger ou plus dense. Et parfois, quand je vais chez Nona Source (fournisseur de tissus deadstocks provenant des maisons de luxe partenaires situé aussi à La Caserne) avec qui je travaille, je vais voir des tissus et ça va me donner l’idée de travailler autour du tissu pour obtenir une pièce. Il n’y pas de choses définies ou préconçues là-dessus.  


Est-ce qu’on peut espérer que l'accessibilité aux matières deadstocks encourage grandement la slow fashion ?

Tu as des outils comme Nona qui sont accessibles à tout le monde et qui sont très bien faits. Après, ça pose la question de comment est-ce que tu produits et à quelle échelle tu produits. C’est assez facile au début de travailler avec ça quand tu es très jeune designer et que tu produis peu de pièces. Au fur et à mesure que la société grandit, il y a la question de ne pas pouvoir délivrer autant de pièces que ce que l’on veut, de devoir choisir entre les magasins parce qu’on ne peut pas livrer tous les magasins qui veulent cette pièce-là. Je pense que la vraie question c’est comment est-ce que l’on grandit en tant que structure avec cette utilisation. C’est accessible, mais le travail autour va être plus complexe. 


On t'a inclus dans le classement “100 Innovators” de Vogue Business cette année, qu’est ce que ça représente pour toi que de telles institutions reconnaissent ton travail ?

C’est important parce que l’on a besoin que les institutions nous aident et nous reconnaissent. Ça permet d’avoir de bonnes nouvelles et des moments de joies aussi. En tant que jeune designer, tu es toujours assez précaire, tu as des hauts et des bas, des moments très joyeux et très vifs et d’autres hyper durs à gérer émotionnellement. Moi, la mode que je mène c’est un combat, forcément ça fait du bien de voir que tu es compris par les autres. 


Tu as fait partie du programme Sphère de la Fédération de Haute Couture et fait plusieurs présentations pendant la Paris Fashion Week, quels sont tes objectifs pour 2024 ?

C’est de défiler en janvier puis en juin. J’ai surtout hâte de présenter la prochaine collection qui a un thème qui est important pour moi. Après, mes objectifs sont de pouvoir faire grandir la société, de payer mes équipes. On est très petit encore aujourd’hui, on paraît gros parce que l’on a la chance d’avoir une médiatisation qui a explosé et tout a explosé en même temps, mais en fait on est vraiment très petit. C’est de plus en plus dur de tenir le rythme, moi ce que je veux vraiment c’est de pouvoir élargir la société et ses employés, et pouvoir continuer à me déployer aussi. 


Avec Clémence Cahu, vous aviez collaboré sur la collection “Sirens” et vous collaborez une nouvelle fois pour Première Classe, qu’est ce qui a impulsé ces collaborations ?
 

On a travaillé pendant près de 8 ans ensemble avec Clémence, j'étais son assistante. On est devenues amies évidemment. Je cherchais une collaboration de sac et on parlait de faire quelque chose ensemble depuis longtemps. Je pense que c’était le moment et ça s'est fait là. On se connaît, donc c'est aussi facile. C'est l'histoire de faire une famille au sein d'une entité comme celle qui est la marque. Tous les gens qui collaborent avec moi sont des amis proches ou des gens qui rentrent dans la famille pour une raison ou pour une autre. Quand tu es une petite société, c'est aussi plus facile de travailler avec des gens avec qui tu as les codes et que tu comprends tout de suite. On n'a pas besoin de parler pendant des heures. On s’envoie trois trucs et on sait exactement quelle idée va nous plaire et on sait qu'on va être d'accord sur les processus.

Sur Premiere Classe, il y a une cinquantaine de marques qui ont moins de trois ans. Tu as créé Jeanne Friot en 2020, est-ce que tu as des conseils à donner à quelqu’un qui souhaiterait créer une marque de mode de nos jours ?
 

Je pense que non, je n'ai pas de conseils, mais je pense qu'il faut se lancer et qu’il faut avoir les reins solides. Il faut pouvoir prévoir que, pendant trois ans, ça va être difficile, voire cinq. Il faut réussir à le voir sur le long terme. Je pense qu'il faut y aller step by step et ne pas se décourager, se mettre des petits buts à atteindre au fur et à mesure, je pense.

Emilie Issart

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